La peur d'un Secrétaire d'état

Theo Franken
Ce mardi 29 mai, 11 Recteurs des Universités francophones et néerlandophones ont adressé une lettre au Premier ministre Charles Michel dans laquelle ils disent appuyer la demande de régularisation définitive de la famille de Mawda1. Une telle décision permettrait à cette dernière "de suivre la procédure judiciaire et de se recueillir sur sa tombe". Dans leur courrier, ils expriment leur préoccupation "devant le climat actuel à l'égard des migrants qui conduit à une dégradation progressive du respect dû aux personnes et de la protection des plus vulnérables dans nos sociétés". Et ils poursuivent en justifiant ainsi leur demande : "L'horrible destin de la petite Mawda apparaît à nos yeux plus comme un symptôme qu'un accident (…) Si rien ne pourra réparer l'irréparable, une régularisation définitive serait un geste destiné à retrouver un climat plus conforme aux valeurs de notre société issue des lumières et de la déclaration universelle des droits de l'Homme".

A cette demande, qui me paraît pourvue de justifications et de raisons, le Secrétaire d’état a répondu aujourd’hui, jeudi 31 mai, par un tweet qui sonne comme une menace « Si les recteurs veulent jouer à un petit jeu politique sur les dossiers de migration, ils seront confrontés à un retour de boomerang. Tant sur le fond que publiquement  - Als de rectoren een politiek spelletje willen spelen over migratiedossiers, zullen ze de boomerang terug in hun gezicht krijgen. Zowel inhoudelijk als publiek. ». Et même s’il a adouci ses propos quelques heures plus tard suite à la réaction de l’opinion publique - « Je pense qu'il est bon qu'ils fassent entendre leur voix. Mais il vaut mieux être prudent sur un dossier de migration individuel sur lequel il y a tant d'incertitudes. Sinon, le boomerang menace" - sa position reste empreinte de menace et cela me révolte de la part d'un homme d'État.

Je me demande avec inquiétude : comment en arrive-t-on de la part d’un membre du gouvernement d’une société démocratique à répondre par une menace à une demande adressée à ce même gouvernement dans le plus strict respect du droit ? Et quand la menace est adressée à une partie importante de la société civile, et précisément à celle qui a la responsabilité de former les jeunes générations qui seront appelées à gérer et à construire notre pays dans les prochaines décennies, quelle réaction peut-on avoir si non celle de la résistance et de la révolte ?

Comment pourrais-je encore pratiquer avec mes étudiants l’exercice de la pensée critique, le respect de la liberté de parole et d’expression, comment leur apprendre l’art du dialogue et de l’argumentation en restant sans réagir face à une attitude qui consiste à répondre par la menace à celui qui adresse une demande en toute légitimité, en ayant de surcroit explicité les raisons qui le poussent à demander dans le plein respect du droit ? Le Secrétaire d’état s’est permis de répondre par une menace aux Recteurs qui ont introduit un demande au gouvernement en toute légitimité. Ce n’est pas acceptable.

Sans compter que le tweet de M. Francken fait aussi un procès d’intention aux Recteurs, en affirmant que leur demande trouve sa motivation dans un « petit jeu politique ». En réalité, la lettre des Recteurs justifie la demande en s'appuyant sur la situation dans laquelle se trouvent les parents de la petite Mawda, contraints de quitter le territoire alors que l’enquête sur la mort de leur fille se déroule en Belgique et que celle-ci a été enterrée dans notre pays. Leur demande est strictement « humanitaire » et les Recteurs le soulignent à plusieurs reprises. Le procès d’intention que M. Franken fait à leurs propos pourrait même faire l’objet d’une plainte du point de vue du droit.

Il est rare que les Recteurs de toutes les universités belges s’expriment de commun accord et en force dans un débat public, pourquoi répondre par une menace à leur intervention ? Généralement, on répond par une menace quand on se sent menacé ou quand on a peur (cela est assez instinctif, et on comprend même une telle réaction de la part d'un individu qui a peur). Dans le cas qui nous occupe, de quoi alors le Secrétaire d’état aurait-il peur? Par quoi se sent-il menacé face à des Recteurs d'Université ? Par la force de la culture et de l’humanisme ?

Si c’est cela, alors, je suis renforcée dans ma conviction que nos Universités sont encore des lieux où la culture se construit et se vit et que cela engendre l’humain. Et que cet humain résiste à toute volonté, politique ou autre, de le "comprimer" au nom de l’efficacité et de la rentabilité (on l’appelle parfois le bonheur pour le plus grand nombre…).

Et là où l’humain résiste, il y a toujours quelqu’un dans la société pour en appeler à la sollicitude et au soutien de plus vulnérables. Je suis fière de nos Recteurs et de leur demande. J’espère que ceux qui nous gouvernent pourront répondre à la hauteur de ce qui est en jeu ici, sans tomber, eux, dans un « petit jeu politique ».

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La lettre est signée de la main des Recteurs de plusieurs universités de Belgique et des plus importantes, francophones et néerlandophones - Vincent Blondel (UCL), Yvon Englert (ULB), Pierre Jadoul (Université Saint-Louis Bruxelles), Naji Habra (UNamur), Calogero Conti (UMons), Albert Corhay (ULg), Caroline Pauwels (VUB), Luc De Schepper (Université de Hasselt), Luc Sels (KU Leuven), Herman Van Gothem (Anvers) et Rik Van de Walle (Gand).